I – Les Raisins de la colère ou le triomphe de l’injustice ?
Dans Les Raisins de la colère, s’opposent un ordre juste, et un ordre injuste.| ORDRE JUSTE | ORDRE INJUSTE |
| Justice distributive reposant sur l’égalité des parts | Inégalité des parts, disproportion, déséquilibre dans le partage des richesses |
| Proportion géométrique | Disproportion, loi injuste du profit |
| amour | Viol. Motif de la blessure et de la plaie |
| Création de liens | Destruction des liens humains et du lien terre/homme |
| Nature harmonieuse, terre nourricière | Sécheresse déluge |
II – Les Raisins de la colère ou le cheminement d’une famille de justes.
a) les Joad, une famille d’élus
On peut également considérer les Joad comme une famille d’élus, qui se convertiront et devront imiter Jésus Christ (jusque dans son sacrifice). Leur errance à travers les Etats-Unis peut être lue comme un voyage spirituel vers la Grâce, à l’instar de ce qui est décrit dans le Pilgrim’s Progress.b) le voyage comme exode
Le texte est imprégné de références bibliques, à commencer par le titre (wrath a une connotation religieuse que anger n’a pas). Ce nom wrath se trouve d’ailleurs dans le chapitre XIV de la Révélation, à mettre en parallèle avec le chapitre XIV des Raisins de la colère. La traversée du désert des Joad rappelle ainsi l’exode des Hébreux hors d’Egypte. Le déluge final, le scène de Rose allaitant un mourant, ou de l’enfant de Rose confié aux eaux, ont également des résonances bibliques.c) les personnages
On peut constater que les initiales de Jim Casy (JC) sont les mêmes que celles de Jésus Christ. Il est prophète, ermite et justicier. Tom est meurtrier, mais absous par Man, pour qui il n’est pas coupable. A la fin du roman, ce personnage se convertit au panthéisme ; le « manself » de Steinbeck s’inspire de l’oversoul d’Emerson et du « en masse » de Withman. Casy représente une justice mystique et religieuse, seule manière de lutter conter les injustices sociales et économiques. Ce passage au panthéisme s’accompagne d’un passage du JE au NOUS. La justice se définit alors comme une vertu bonne pour l’avantage commun, comme chez Aristote. Man est une allégorie de la dignité, et le couple Man/Tom représente la Cité Céleste. A la fin du roman, l’oncle John devient un prophète en colère, qui maudit les habitants corrompus et indifférents de la Californie dans un style imprécatoire. Tous ces Justes forment l’Eglise invisible de ceux qui seront finalement sauvés. L’invisibilité est importante dans ce roman. Beaucoup de scènes essentielles se passent dans l’ombre, comme les adieux de Man à Tom (elle lit avec ses mains des signes sur son visage, passage qui peut faire écho aux signes que tracent les hommes dans le sol au milieu du roman, et contiennent peut-être le dessein divin). Tom et Casy deviennent des prophètes du changement social. Pourtant, ils disparaissent ; certaines de leurs aventures sont hors du récit (emprisonnement de Casy, destin de Tom désormais caché). L’indicible, l’invisible sont importants dans ce roman.III – Le roman comme exemple de ’Justice poétique’, et la figure de l’auteur comme justicier.
Le narrateur est ici un prophète et un juge. Il est à la recherche d’une justice poétique : la fiction offre ce qui devrait être, par opposition avec ce qui est1.
Conclusion
Comment interpréter l’image finale de Rose allaitant un vieillard ? cette scène crée de l’injustice et du désordre (le bébé de Rose est mort, et le vieillard est en vie). Cette scène rappelle la Charité romaine où une fille, Pera, allaite son vieux père, Cimon, condamné à mourir de faim dans sa cellule[[Cette scène a eu une grande fortune picturale et a été représentée par Greuze, Le Caravage, Rubens…]]. Mais le geste de la jeune femme émeut les juges. Ces derniers gracient le condamné. Peut-être Steinbeck cherche-t-il à émouvoir les lecteurs. Ce vieil homme nourri peut être aussi symboliser une certaine justice des/envers les pères : le père n’est plus ici ni un père défaillant, ni un « père gourmand »2.
