Communication de Madame Béatrice Pire (colloque du 26 novembre 2011)

I – Les Raisins de la colère ou le triomphe de l’injustice ?

Dans Les Raisins de la colère, s’opposent un ordre juste, et un ordre injuste.
ORDRE JUSTE ORDRE INJUSTE
Justice distributive reposant sur l’égalité des parts Inégalité des parts, disproportion, déséquilibre dans le partage des richesses
Proportion géométrique Disproportion, loi injuste du profit
amour Viol. Motif de la blessure et de la plaie
Création de liens Destruction des liens humains et du lien terre/homme
Nature harmonieuse, terre nourricière Sécheresse déluge
Dans cet ordre injuste, les représentants de la loi sont justement des hors la loi (RC, p. 392). Il y a rupture du contrat moral américain. La loi symbolique, les pères, sont défaillants. Le Grand-Père, le patriarche, est un homme mauvais, colérique, cruel, alcoolique. Symboliquement, il n’arrive pas à reboutonner sa braguette. L’oncle John, responsable de la mort de sa femme, est lui aussi alcoolique. Pa ne décide rien, pas même l’intégration de Casy au groupe. Connie, le futur père, déserte, et on pourrait le rendre responsable de la mort de son enfant. Les pères fondateurs sont liquidés. La loi est humiliée. C’est ce que pourrait signifier la position accroupie. Les accroupis, loin de former un cercle harmonieux, sont rabaissés, et adoptent une attitude infantile. Ce roman est aussi celui de l’errance, de la déterritorialisation. Tom et Casy sont tous les deux des hors-la-loi. On peut faire une lecture rawlsienne de cette recherche de justice sociale. Steinbeck voudrait que les marchés soient contrôlés afin d’éviter un malheur généralisé. La destruction des récoltes est décrite comme « un crime monstrueux » dans le chapitre XXV. Steinbeck a donc écrit un roman-tribunal, un roman de l’indignation contre la faute, où les chapitres intercalaires jouent le rôle d’un chœur de tragédie antique, en apportant un contrepoint lyrique et épique à l’action.

II – Les Raisins de la colère ou le cheminement d’une famille de justes.

a) les Joad, une famille d’élus

On peut également considérer les Joad comme une famille d’élus, qui se convertiront et devront imiter Jésus Christ (jusque dans son sacrifice). Leur errance à travers les Etats-Unis peut être lue comme un voyage spirituel vers la Grâce, à l’instar de ce qui est décrit dans le Pilgrim’s Progress.

b) le voyage comme exode

Le texte est imprégné de références bibliques, à commencer par le titre (wrath a une connotation religieuse que anger n’a pas). Ce nom wrath se trouve d’ailleurs dans le chapitre XIV de la Révélation, à mettre en parallèle avec le chapitre XIV des Raisins de la colère. La traversée du désert des Joad rappelle ainsi l’exode des Hébreux hors d’Egypte. Le déluge final, le scène de Rose allaitant un mourant, ou de l’enfant de Rose confié aux eaux, ont également des résonances bibliques.

c) les personnages

On peut constater que les initiales de Jim Casy (JC) sont les mêmes que celles de Jésus Christ. Il est prophète, ermite et justicier. Tom est meurtrier, mais absous par Man, pour qui il n’est pas coupable. A la fin du roman, ce personnage se convertit au panthéisme ; le « manself » de Steinbeck s’inspire de l’oversoul d’Emerson et du « en masse » de Withman. Casy représente une justice mystique et religieuse, seule manière de lutter conter les injustices sociales et économiques. Ce passage au panthéisme s’accompagne d’un passage du JE au NOUS. La justice se définit alors comme une vertu bonne pour l’avantage commun, comme chez Aristote. Man est une allégorie de la dignité, et le couple Man/Tom représente la Cité Céleste. A la fin du roman, l’oncle John devient un prophète en colère, qui maudit les habitants corrompus et indifférents de la Californie dans un style imprécatoire. Tous ces Justes forment l’Eglise invisible de ceux qui seront finalement sauvés. L’invisibilité est importante dans ce roman. Beaucoup de scènes essentielles se passent dans l’ombre, comme les adieux de Man à Tom (elle lit avec ses mains des signes sur son visage, passage qui peut faire écho aux signes que tracent les hommes dans le sol au milieu du roman, et contiennent peut-être le dessein divin). Tom et Casy deviennent des prophètes du changement social. Pourtant, ils disparaissent ; certaines de leurs aventures sont hors du récit (emprisonnement de Casy, destin de Tom désormais caché). L’indicible, l’invisible sont importants dans ce roman.

III – Le roman comme exemple de ’Justice poétique’, et la figure de l’auteur comme justicier.

Le narrateur est ici un prophète et un juge. Il est à la recherche d’une justice poétique : la fiction offre ce qui devrait être, par opposition avec ce qui est1.

Conclusion

Comment interpréter l’image finale de Rose allaitant un vieillard ? cette scène crée de l’injustice et du désordre (le bébé de Rose est mort, et le vieillard est en vie). Cette scène rappelle la Charité romaine où une fille, Pera, allaite son vieux père, Cimon, condamné à mourir de faim dans sa cellule[[Cette scène a eu une grande fortune picturale et a été représentée par Greuze, Le Caravage, Rubens…]]. Mais le geste de la jeune femme émeut les juges. Ces derniers gracient le condamné. Peut-être Steinbeck cherche-t-il à émouvoir les lecteurs. Ce vieil homme nourri peut être aussi symboliser une certaine justice des/envers les pères : le père n’est plus ici ni un père défaillant, ni un « père gourmand »2.

  1. Michel Foucault montre bien que la fiction est une mise en œuvre de la vérité. ↩︎
  2. Ce concept est emprunté à Lacan, qui rapproche la tyrannie de la gourmandise. Le tyran est un « père gourmand ». ↩︎
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